D'une pratique personnelle à une pratique professionnelle : l'appropriation
des TICE par les enseignants comme indicateur d'un changement de culture
professionnelle incluant des pratiques autodidactes et des pratiques de
mutualisation.


Introduction
1 - Pratiques des enseignants
1.1 - Les non pratiques professionnelles
1.2 - Les pratiques péri scolaires
1.3 - Les pratiques hors classes
1.4 - Les pratiques en salle dédiée
1.5 - Les pratiques en classe
2 Pratiques personnelles des enseignants
2.1 Qu’appelle-t-on une pratique personnelle ?
2.2 Des pratiques pour s’approprier des compétences technologiques
2.3 Des pratiques  au coeur de la vie de famille et de la vie personnelle
2.4 Des pratiques en tant que membre d’un groupe professionnel
2.5 Des pratiques au service de la classe et de son enseignement
3 Quelques éléments significatifs de ces dernières années en matière d’intégration des TIC dans l’enseignement
3.1 La politique de financement
3.2 La formation des enseignants
3.3 La place des pionniers et les innovateurs dans le système éducatif
4 Quelle nouvelle culture enseignante en cours de construction pour quelle formation ?
4.1 Une nouvelle culture
4.2 Quelle formation dans un tel contexte ?
5 Conclusion

 

 

Introduction

 

L’introduction des technologies de l’information et de la communication dans le système éducatif s’est heurtée dès le début à la question de la formation des enseignants. Diverses conceptions se sont affrontées, guidées tantôt par une vision techniciste, tantôt par une vision pédagogique et didactique, tantôt par une vision organisationnelle. Malgré de nombreux dispositifs mis en place au cours des vingt dernières années, force est de constater que la formation est toujours considérée comme « ce qui manque le plus » dans l’intégration des TIC dans l’enseignement. Dans le même temps, l’informatique, phénomène de société, a pris place dans l’inconscient collectif comme un outil « allant de soi ». Les discours, en particulier médiatiques, sur la relation de l’école avec ces outils montrent clairement que la question de leur adoption par le système scolaire ne se pose même plus. Les pratiques dans les classes témoignent cependant d’une distance plus grande de la part des enseignants avec ces outils. Cette attitude, que certains assimilent à la culture anti-technicienne d’une grande majorité des enseignants, doit cependant être nuancée. L’image de l’enseignement qui a raté l’intégration de l’audiovisuel avait permis de construire cette idée de méfiance, relayée par un fond idéologique d’opposition à une « société du spectacle » issu des années 60.

L’observation quotidienne des enseignants, de leurs pratiques et de leurs attitudes, tant dans les formations que dans leurs pratiques en classe ou à la maison semble indiquer que les choses sont différentes. D’une part la méfiance traditionnelle n’est plus de mise, d’autre part les pratiques personnelles se multiplient, et enfin on constate une évolution réelle des mentalités des enseignants à l’égard des pratiques des TIC au sein du système scolaire. Ce qui est particulièrement intéressant dans cette évolution c’est que, pour une fois, la formation ne s’opère pas seulement par les canaux traditionnels, mais qu’elle se développe au travers d’un ensemble de moyens qui permettent d’assurer progressivement une continuité entre des pratiques personnelles et familiales et des pratiques professionnelles. A cela s’ajoute un autre phénomène qui mérite notre attention, à savoir qu’au delà des pratiques scolaires intégrant les TIC, dont on sait qu’elles sont très inégales tant sur le plan quantitatif que qualitatif, il y a une mutation culturelle dans le monde des professionnels de l’éducation qui, même si elle ne débouche pas sur des pratiques dans la classe, se traduit par des prises de positions personnelles construites et argumentées. On observe que l’intégration des TIC (ou la non intégration) dans la pratique de l’enseignant est avant tout un choix responsable qui se veut en connaissance de cause.

Pour aborder plus avant ces observations, je proposerai d’abord d’observer les pratiques actuelles des enseignants à l’égard des TIC au sein des établissements, ensuite il sera question des pratiques personnelles, puis nous évoquerons des prises de position et ses engagements, pour enfin montrer quelques évolutions clés dans la culture enseignante qui permettent de penser que se posent là les bases d’un futur du système éducatif.

 

1 – Pratiques des enseignants

 

Lorsque l’on parle de « pratiques dans la classe », on parle en réalité de pratiques au sein de l’établissement. En effet l’organisation matérielle et géographique des établissements implique très souvent pour l’enseignant de sortir de son lieu classe pour mettre en place les pratiques qu’il souhaite. Utilisation du CDI, accès à la salle multimédia etc… sont des exemples très souvent rencontrés qui impliquent que l’enseignant ne formate pas sa pratique pédagogique à la taille de la classe dans laquelle il « fait cours ». Cependant, pour ce qui est en particulier de l’enseignement secondaire, on note que dans la très grande majorité des situations pédagogiques mises en œuvre, l’unité de lieu l’unité de temps et celle d’action sont conservées dans cet espace clos qu’est la salle de classe.

Par ailleurs l’hétérogénéité des enseignants amène à relativiser tout propos sur les pratiques en général. D’une part les niveaux de compétence sont extrêmement divers, d’autre part, au-delà des statistiques et des propos médiatiques, on observe au sein des établissements des attitudes extrêmement diverses. Contrairement à ce que les statistiques d’équipement tendent à faire croire (100% des lycées connectés à Internet), on s’aperçoit que les pratiques possibles intégrant les TIC sont assez peu fréquentes. En tout cas elles sont suffisamment « exotiques » pour passer souvent inaperçues pour le visiteur. Lors des journées pédagogiques organisées sur le thème des TIC, l’observation des équipes permet de relativiser les propos : entre l’enthousiasme personnel constaté à l’issue de la formation et les pratiques professionnelles identifiées il y a un écart très important.

Enfin, il faut noter la faible quantité d’informations dont disposent les enseignants aussi bien au sujet des TIC qu’au sujet des pratiques qui y sont liées. En fait, il s’agit davantage d’un aveuglement partiel. Les informations sont actuellement disponibles pour ceux qui veulent y accéder, mais il y a une forme de refus conscient ou inconscient des réalités qui dépassent les perceptions immédiates de proximité. Lors des regroupements en stage, par exemple, il est courant d’entendre des enseignants dire combien ils apprécient les échanges avec leurs collègues pour savoir comment ça se passe chez les autres. Bien qu’il soit de plus en plus aisé d’aller chercher l’information, le monde de l’enseignement à tendance à attendre qu’on la lui donne, surtout quand elle sort de la sphère d’intérêt de proximité. On constate en particulier ce phénomène dans les témoignages d’enseignants ayant des conjoints et des contacts dans des milieux professionnels différents. Cette observation se confirme largement lorsque l’on analyse la maîtrise documentaire et des techniques de veille dans cette population. 

 

1.1 - Les non pratiques professionnelles

 

En commençant par ce type d’attitude, il n’est pas question de faire un procès. Bien au contraire, il est plutôt question d’essayer de regarder de plus près ce que signifient ces non pratiques. Si elles sont toutes regroupées sous le même intitulé, c’est qu’elles se traduisent dans le quotidien par le seul signe visible : la non utilisation du matériel. Entre l’enseignant qui n’utilise pas les TIC car elles lui semblent inaccessibles eu égard au contexte de travail (programmes, matériels, locaux, maintenance) et celui qui refuse ouvertement d’engager quelque démarche que ce soit vis à vis de ces outils, il y a un écart plus important qu’entre un praticien et un non-praticien.

-          L’attitude de refus systématique s’appuie souvent sur un discours idéologique. Masquant ou non une difficulté personnelle, ce discours est parfois accompagné d’une prise de position personnelle d’ordre plus psychologique : difficulté psychotechnique, age, mode de pensée etc… En général ce genre d’attitude n’est pas négatif à l’égard de l’intégration de l’outil, mais elle interroge d’autres registres que l’outil lui-même. D’ailleurs dans les groupes au travail ce type de personne est très souvent constructif même sur les TIC. Leur questionnement pousse l’ensemble des équipes à aller plus loin dans leurs arguments et à mieux structurer leur projet au-delà des évidences. Toutefois, ces personnes sont parfois mises rudement à l’écart par quelques passionnés, ou se mettent d’elles-mêmes en dehors des projets, ce qui empêche leur regard divergent d’interroger les projets.

-          Les attitudes de découragement sont souvent les plus difficiles à gérer. Elles oscillent entre le psychologique et le professionnel. Souvent relayées par des phrases du genre « je n’y arriverai jamais », ou encore, « les machines en panne c’est toujours pour moi », ces attitudes tendent à renforcer la méfiance générale. Elles sont parfois tout à fait fondées dans des lieux où les matériels sont très souvent déficients et où l’accompagnement de proximité est inefficace. Le découragement professionnel vient aussi de l’écart, pour ceux qui l’ont expérimenté, entre l’investissement et le résultat pédagogique. Et cela s’accentue quand les élèves ont pris l’ascendant sur la situation pédagogique, rendant ainsi la séance quasi incontrôlable.

-          L’attitude de refus « de confort » n’est pas facilement identifiable. En générale elle est habillée d’arguments d’ordre idéologique, pédagogique ou même philosophique. Elle est aussi l’attitude la plus destructrice dans une équipe, car elle renvoie les collègues à leur propre vision du métier et donc à leur propre capacité d’initiative. Dans un groupe la gestion de ces attitudes et particulièrement délicate. En fait, il semble que ce ne soit pas dans l’école que ce genre d’attitude se travaille mais en périphérie voire totalement à l’extérieur. Il est assez fréquent d’entendre ce genre de personne évoquer leur conjoint ou leurs enfants comme vecteurs de changement d’attitude. On entend aussi des témoignages de « traumatismes » liés aux TIC.

 

1.2 - Les pratiques péri scolaires

Nous avons pu observer depuis de nombreuses années l’existence de « clubs » ou « d’ateliers » autour des TIC dans les établissements scolaires. Ces activités qui ont lieu le plus souvent sur des temps de midi, sont souvent encadrées par des enseignants et désormais souvent relayées par des emplois jeunes. L’investissement réalisé est essentiellement éducatif. Il vise en général à promouvoir dans l’établissement plusieurs éléments : le matériel coûteux installé, le désir des élèves, la passion de quelques enseignants. Ces pratiques s’inscrivent dans une tradition de volontarisme que l’on rencontre plus souvent en milieux rural (les élèves sont souvent transportés de loin dans l’établissement scolaire et y restent la journée en fonction des transports en commun).

Ces clubs et ateliers que l’on observe aussi bien en primaire qu’en collège (plus rarement en lycée du fait de la liberté de mouvement des élèves) sont en général centrés autour de deux activités : l’usage personnel d’outils (EAO, bureautique, parfois Internet), la production de documents pour l’école (journaux, sites Internet, signalétique, textes divers). L’implication des enseignants se faisant sur la base du volontarisme, la dimension purement scolaire est très marginalisée, même si elle revient parfois indirectement (écriture, EAO).

On rencontre dans certains établissements des initiatives de soutien scolaire assisté par ordinateur. Dans ce cas précis, on se trouve à la frontière entre deux logiques. L’initiative des enseignants ou de l’établissement au travers les acteurs concernés (emplois jeunes, documentalistes, parents, volontaires enseignants ou autres) est de promouvoir un projet qui articule instruction et éducation. Ces pratiques sont parfois balisées par un objectif scolaire précis, et entrent en lien avec le curriculum formel. Mais les projets s’appuient en fait le plus sur des intentions qui se situent en dehors de ce curriculum scolaire et qui sont plutôt orientées vers ce que les Canadiens appellent « compétences de vie » ou encore que d’autres nomment compétences sociales. L’intention éducative de ces pratiques s’inscrit alors dans des logiques qui finalisent l’école autour de la dimension d’insertion sociale et professionnelles

 

1.3 - Les pratiques hors classes

Tout en acceptant l’intégration des TIC dans l’éducation, un certain nombre d’enseignants cantonnent les pratiques des élèves comme les leurs en dehors de l’espace classe. L’importance des TIC reconnue par les différents acteurs de l’école se limite alors à un ensemble d’activités qui ne modifient en rien les pratiques du temps scolaire formel. Du coté des élèves on relèvera aussi bien les pratiques impulsées par les parents autour de l’angoisse de la réussite scolaire que les pratiques de contournement qui consistent soit à simuler le travail auprès des parents, soit à essayer de trouver dans les ressources en ligne et hors ligne les moyens de se faciliter l’ensemble des tâches demandées par l’école.

Du coté des enseignants, ces pratiques sont devenues assez fréquentes (les taux d’équipement des enseignants sont supérieurs de façon assez large aux autres catégories socio-professionelles). Elles sont centrées autour de trois activités : la messagerie, la recherche d’information de type encyclopédique, la rencontre avec d’autres membre du groupe professionnel ou encore d’autres personnes ayant les mêmes centres d’intérêt. Ces pratiques qui ne sont pas forcément en lien avec la pratique scolaire contribuent à l’environnement culturel que se constituent habituellement ces personnels. En effet le métier d’enseignant articule fortement une pratique personnelle d’accès aux connaissances et une pratique professionnelle d’enseignement. Dans le cas de l’usage des TIC, il semble tout à fait logique que ces pratiques se poursuivent.

 

1.4 - Les pratiques en salle dédiée

Un certain nombre d’établissements ont installé des salles multimédia. Les différentes formes prises par ces salles tant sur le plan technique que sur le plan topographique ont une influence très importante sur les pratiques qui peuvent être mises en œuvre. En premier lieu, le déplacement que nécessite l’accès à une salle spécialisée est une contrainte qui est importante, surtout lorsque l’accès à la salle nécessite une procédure lourde (réservation etc…) et que la salle est très demandée. En deuxième lieu la configuration de la salle et de son environnement (autres salles, documentation etc…) peuvent rendre plus ou moins souple la gestion du groupe dans l’activité proposée. Ainsi s’il n’y a pas possibilité d’être à deux ou trois élèves par poste, ou s’il n’y a pas possibilité de travail sur table à coté des ordinateurs, les modalités de travail vont s’en trouver très contraintes. En troisième lieu il y a la configuration des matériels et logiciels en place qui peut être un élément majeur. La stabilité de l’informatique et la maintenance souvent aléatoire des matériels sont des éléments très dissuasifs pour des enseignants n’ayant pas forcément une aisance importante sur les matériels.

Les enseignants ont souvent une image a priori positive de la salle dédiée car elle reproduit le concept de la salle de classe. Au-delà des aléas organisationnels, les pratiques pédagogiques qui sont alors possibles sont très souvent considérées comme décevantes, ou tout au moins pas vraiment enrichissantes par rapport à une situation traditionnelle. C’est en particulier le cas de l’enseignement assisté par ordinateur qui, dans le monde scolaire, ne semble pas donner satisfaction. Dans certains cas précis qui relèvent de diverses pratiques on note l’expression de satisfactions vis à vis de ce type d’implantation : la pratique de laboratoire de langue qui devenu multimédia s’est enrichi de fonctionnalités pouvant être didactiquement intéressantes ; les pratiques de projets par petits groupes dans lesquels les élèves travaillent à l’aide des machines en vue soit de réaliser des productions diverses, soit de réaliser des expérimentation ou des simulations diverses.

La salle dédiée s’inscrit plus globalement dans la politique d’établissement vis à vis des TICE. En effet ce mode d’implantation des ordinateurs se fait dans un cadre organisationnel qui nécessite au moins une décision au plus haut niveau concernant l’affectation de locaux « spécialisés ». Les responsables d’établissements sont bien évidemment très impliqué, même si parfois ils sont contraints par les financeurs (conseils généraux et régionaux par exemple). Le mode de prise de décision est extrêmement révélateur des implicites pédagogiques et didactiques. L’observation de ce qu’il en advient ensuite dans les pratiques quotidiennes est un bon indicateur du mode pilotage de l’établissement tant sur le plan purement organisationnel que pédagogique.

 

1.5 - Les pratiques en classe

Un certain nombre d’enseignants disposent au sein même de la classe ou des classes dans lesquelles ils sont avec les élèves de quelques ordinateurs occupant une petite partie de l’espace et souvent en petit nombre. Ainsi les disciplines qui intègrent l’ordinateur par l’EXAO (expérimentation assistée par ordinateur) ou les enseignants qui travaillent par ateliers tournants (primaire, technologie collège…) adoptent ce mode de travail.

Ces pratiques pédagogiques impliquent des dispositifs d’enseignement qui privilégient l’autonomie de l’élève soit individuellement si l’enseignant personnalise son enseignement soit collective si l’enseignant favorise une pédagogie de projet de groupe. La difficulté à laquelle s’affrontent les enseignants est double : technique et pédagogique. Sur le plan technique, l’enseignant est directement impliqué dans le fonctionnement du matériel qui est rarement géré par une personne extérieure (contrairement aux salles multimédias qui ont souvent un responsable). Ce dispositif suppose que l’enseignant et aussi les élèves aient un niveau de compétence et d’autonomie suffisant pour que la séance aille à son terme. Sur le plan pédagogique, la gestion du groupe des élèves et la gestion de la progression pédagogique sont modifiées. Le travail individualisé ou en petits groupes suppose que l’enseignant maîtrise bien la relation interindividuelle (compétences psychosociologiques) or dans les formes traditionnelles c’est davantage le rapport à la classe entière qui reste prédominant. Pour ce qui est de la progression pédagogique, ce n’est plus l’enseignant qui gère la progression et son rythme, mais c’est lui qui fait en sorte que l’élève fasse bien la progression attendue. Ce renversement que certains auteurs nomment un changement de paradigme (enseignement/apprentissage), est une des plus importantes difficultés qui ressortira en particulier lors de l’évaluation des élèves. En effet les modalités traditionnelles d’évaluation (mémorisation, exercice, restitution) s’appliquent mal et très partiellement à cette forme d’apprentissage. Les tentatives récentes du ministère de l’éducation nationale français d’instituer des espaces pour permettre des pratiques nouvelles (TPE travaux croisés, PPCP etc…) ne sont pas sans provoquer des débats virulents en particulier sur l’intérêt (rentabilité ?) pédagogique de ce type de dispositif.

 

 

2 – Pratiques personnelles des enseignants

Dans cette deuxième partie nous allons nous attacher à identifier les pratiques personnelles d’enseignants que nous avons pu repérer au travers de leurs témoignages directes dans des stages ou au cours de rencontres dans leurs établissement ou en dehors ainsi qu’au travers de leurs témoignages indirects recueillis au travers de leurs propos dans les listes de diffusion ou dans différentes études que nous avons pu nous procurer.

2.1 Qu’appelle-t-on une pratique personnelle ?

            L’appropriation des TIC dans le milieu enseignant est spécifique par le fait que les enseignants réalisent beaucoup de leur travail à leur domicile. Contrairement à d’autres milieux professionnels au sein desquels l’organisation  gère complètement les outils et la formation des salariés à ces outils, le monde de l’enseignement a, particulièrement avec l’informatique, renvoyé les personnels à leur volontarisme en leur proposant des formations (en nombre insuffisant par rapport au nombre de personnels)    et en ne les équipant pas personnellement et en mettant parfois quelques ordinateurs à disposition soit en salle des professeurs, soit même en leur proposant d’utiliser ceux pour l’enseignement en dehors des heures de cours. Dans ces conditions les enseignants qui depuis de nombreuses années se sont équipés à leur domicile, figurent parmi les professions les mieux équipées et les plus connectées à Internet à leur domicile. A la maison l’enseignant réalise un grand nombre d’activités en amont et en aval de son activité professionnelle, l’ordinateur vient prendre légitimement une place dans cet univers, qui comme d’autres  professions sont en train de le découvrir, fait fusionner la vie professionnelle et la vie privée et familiale. L’ensemble des pratiques personnelles concerne aussi bien les deux aspects surtout s’inscrivent, selon nous, dans une dimension d’appropriation personnelle qui se traduit par le développement de compétences nouvelles et qui se lit dans les pratiques observables.

 

2.2 Des pratiques pour s’approprier des compétences technologiques

La première remarque qui s’exprime au travers des propos des enseignants concerne la maîtrise technique de l’ordinateur. Il est très difficile d’apprendre seul à utiliser un ordinateur, surtout lorsque face à une difficulté apparemment incompréhensible on essaie de se référer à la documentation disponible. Le langage et la technicité de l’informatique sont peut facilement accessibles sans passer par des intermédiaires comme des livres de vulgarisation, des collègues amis ou parents, ou même des stages de formation. En général c’est une articulation de cet ensemble de moyens qui, plus ou moins secrètement, est mis en œuvre. La maîtrise de l’ordinateur se fait progressivement et consiste surtout à se constituer une représentation « fiable » de l’outil, permettant d’obtenir les résultats espérés. Cependant, un sérieux écueil se présente devant l’écran et concerne la lecture. En effet nos observations tendent à montrer que les enseignants cherchent davantage à ce qu’on leur donne la solution plutôt que de la chercher par eux-mêmes. En effet lors des formations en présentiel il est courant d’entendre des questions sur des essais effectués à la maison qui nous montrent que la personne n’a pas lu ce qui est écrit à l’écran. Le « j’avais pas vu », bien souvent compréhensible en particulier avec les écrans Internet souvent surchargés, qui se transforme en « c’est évident » dès que l’indication est donnée par quelqu’un d’extérieur selon une modalité acceptable (cf. paragraphe suivant), sont des indicateurs de la modalité de développement des compétences.

Faire des gammes, tel le musicien n’a que peu de sens dans le monde de l’ordinateur. En effet la pluralité d’usages et l’apparente simplicité voulue par les concepteurs d’interface graphique incitent les utilisateurs à penser que « c’est facile » comme le disent souvent ceux qui sont très aguerris à ces outils et qui oublient souvent leurs tâtonnements de débutants. En réalité l’appropriation des compétences à mettre en œuvre avec l’ordinateur et ses différentes potentialités demande une longue maturation qui se voit au travers des questions posées de façon récurrente dans de nombreuses listes de diffusion d’enseignants. On s’aperçoit que la logique, loin d’être linéaire s’inscrit bien dans la culture du « bricolage » qui parfois se transforme en « bidouillage ». L’apprentissage se fait d’avantage par puzzle, c’est à dire par construction d’un sens à partir de « granules » qui peu à peu prennent sens.

Ce qui est cependant caractéristique c’est que la peur exprimée par les enseignants face à ces outils les amène à des comportements assez  paradoxaux qui se situent entre la volonté de « comprendre comment ça fonctionne avant d’utiliser » et « l’impatience du résultat puisque ça doit être facile ».

 

2.3 Des pratiques  au cœur de la vie de famille et de la vie personnelle

L’apprentissage à la maison suppose que l’environnement affectif proche interfère parfois de manière vigoureuse avec cette trajectoire. On peut noter quelques traits assez spécifiques autour de la relation avec les enfants, avec le conjoint, avec les autres membres de la famille et les proches. Il est évidemment impossible de généraliser ces attitudes, mais c’est leur caractère remarquable qu’il est intéressant de noter car il témoigne de la façon dont la population des enseignants est prise entre deux logiques qui parfois sont conflictuelles : la logique de la famille et la logique du professionnel de l’éducation. En d’autres termes, l’enseignant se comporte alternativement en citoyen ou parent éducateur de ses enfants et alternativement en éducateur aguerri des autres. Or le premier constat est que ces logiques sont contradictoires dans les discours qui sont très aisément repérables au travers des entretiens menés avec les enseignants.

Dans la relation avec leurs enfants, les enseignants se comportent comme des parents souvent consuméristes. Ils font souvent l’acquisition de ces outils informatiques « pour l’avenir de leurs enfants ». Par contre, il est courant que la maîtrise de l’outil, tant sur le plan technique sur la géopolitique de l’usage de l’outil dans la maison, soit dominée par les enfants. Ils sont dans ce cas aussi bien médiateurs vis à vis des technologies, que dissuasifs quant aux compétences à venir du parent. Les enfants ont beaucoup de difficulté à apprendre à leurs parents. Leurs interventions ont souvent tendance à rejeter « l’ignorant ». Par contre dès qu’ils s’éloignent géographiquement, ils deviennent de puissants stimulants, si l’on en croit en particulier les récits sur l’usage de la messagerie électronique dans les relations familiales et amicales. On observe donc que le rôle des enfants est prépondérant dans la prise de conscience puis dans le développement des compétences TIC chez les enseignants.

Le rôle du conjoint de l’enseignant est lui lié à la profession exercée par celui-ci. Dans de nombreux cas le conjoint est celui qui montre qu’un autre rapport aux technologies est possible. Dans les services, l’administration et le commerce, les conjoints d’enseignants sont souvent concernés directement sur leur lieu de travail par le développement des TIC. La relation à l’outil et au travail étant vécu différemment que pour l’enseignant, il s’ensuit des échanges qui amènent souvent l’enseignant à témoigner cette différence de point de vue et à modifier sa propre pratique. Pour ce qui est de la co-formation, les choses se passent un peu comme pour les enfants, avec cette nuance liée à la perception de l’enjeu qui relativise le transfert en milieu scolaire. Quand l’ordinateur est un outil qui modifie seulement la relation au travail et non pas seulement la relation au monde, la sensibilisation est différente.

Dans la relation avec les proches et le reste de la famille, l’ordinateur est souvent un objet de discussions. D’autant plus que les médias sont très pressants. En allant chez les amis, en recevant des proches, les enseignants se trouvent interrogés sur l’intérêt des TIC dans l’enseignement. En tant qu’acteur de la société à part entière, ils sont amenés à prendre position sur l’évolution de la place de l’information et de la communication dans l’éducation. La télévision, même si elle a été limitée à son aspect distractif reste un puissant levier pour interroger la population. La médiatisation de l’acte d’enseigner a amené aussi le débat sur la place de l’ordinateur. C’est pourquoi un certain nombre d’enseignants, marqués par cette évolution et conscients aussi qu’ils sont des médiateurs menacés par ces outils se sont engagés dans des démarches d’appropriation, parfois très modestes, mais bien réelles.

Les pratiques personnelles en lien avec la sphère privée sont donc liées à une réaction à l’environnement social identifié comme en mutation, mais pour lequel la réaction doit en premier lieu se situer dans la vie privée. Cette appropriation relève non seulement du conformisme mais bien d’une progressive mutation de la représentation de la vie en société sous l’influence des TIC omniprésentes.

 

2.4 Des pratiques en tant que membre d’un groupe professionnel

Le groupe professionnel des enseignants s’est en fait très rapidement rendu compte de l’intérêt de ces outils. Les universitaires ont été les premiers à comprendre que dans une logique de connaissance, l’entraide était indispensable. Dans le monde scolaire les choses se présentent très différemment. En effet la tradition d’individualisme liée à la forme d’exercice de l’activité professionnelle (la classe) ne favorise pas du tout l’adoption de ces outils qui font éclater, virtuellement, la forme scolaire. Cependant au-delà de cette méfiance, on est étonné de voir la vivacité des pratiques et des usages d’Internet par les enseignants actuellement. Si l’on explore les sites personnels des enseignants d’une part, les listes de diffusion et les forum et plus généralement les communautés qui se constituent à partir de l’usage de ces outils on peut se poser de nombreuses questions sur ce que cela signifie.

Au travers des stages de formation d’enseignant, des rencontres et dialogues personnels avec plusieurs d’entre eux, nous avons pu observer le développement de comportements bien repérés dans d’autres circonstances. La collection et l’observation sont deux caractéristiques très largement observables à coté d’un comportement mutualisateur qui ne s’observe principalement que chez les enseignants s’engageant dans une forme militante.

 L’attitude de collectionneur de l’enseignant est celle qui consiste à essayer d’obtenir le maximum de documents et de les conserver chez soi pour éventuellement les réutiliser dans un travail ultérieur. Cette pratique se fonde sur une habitude de travail personnel à partir d’une documentation abondante qui devra être en permanence disponible « à la maison », c’est à dire à proximité. Avec l’ordinateur on identifie facilement ce comportement au travers l’achat et la copie de CD ROM, et aussi au travers de la constitution de listes d’adresses Internet ou encore l’impression sur papier d’un grand nombre de documents repérés sur Internet. La demande à ce sujet est forte et l’observation des sites qui proposent ces services et leur fréquentation montre qu’il y a là une véritable attente. Le coté relativement négatif de cette pratique tient au fait que de nombreux documents ne servent à rien, voire sont même critiqués largement amenant d’ailleurs parfois à un rejet de ces informations.

L’attitude d’observation consiste en cette attitude largement observée du taux de participation aux espaces d’échanges collectifs qui sont proposés gratuitement aux enseignants. Pour 1300 membres d’une communauté, il n’est pas rare de n’observer que 100 à 150 participants actifs. Cette attitude est aussi assez bien connue dans la formation des enseignants qui ont souvent de la retenue à se montrer en public devant leurs pairs. Là encore la pratique quotidienne du métier n’encourage pas l’ouverture pour montrer aux collègues. Le mode de fonctionnement des établissements scolaires et plus généralement de l’institution éducative a assez nettement verrouillé la parole de l’individu au travers des entrelacs administratifs et réglementaires qui ne laissent passer que la seule parole « autorisée ». Cette culture de la discrétion à s’exprimer ne s’accompagne pas d’un refus d’observer ce que disent ceux qui osent le faire. Largement présente dans la pratique quotidienne traditionnelle cette attitude se retrouve bien évidemment sur Internet qui pourtant semble offrir un levier supplémentaire du fait de la distance que l’interface machinique procure à chacun.

Les mutualisateurs sont donc assez peu nombreux et l’apparente richesse des ressources présentes sur Internet ne doit pas tromper. En regard du nombre d’établissements et d’enseignants, la proportion de mutualisateurs est très faible. Ce sont souvent des militants pédagogiques qui ont une longue tradition de travail collectif qui y voient des supports nouveaux et profitables. On trouve aussi un certain nombre de personnes qui trouvent dans cet espace public, si peu contrôlé, un lieu pour exprimer ce qui, bien au-delà du militantisme, leur tient à cœur. Sur de tels supports toutes les dérives existent dans l’enseignement comme ailleurs, pouvant confiner dans certains cas à l’activité compulsive voire névrotique. L’activité de mutualisation est dans le prolongement de la tradition des mouvements pédagogiques pour la rénovation du système éducatif. Ce sont souvent des « pionniers » selon la terminologie de l’innovation. Ils sont très généreux dans leur démarche et sont aussi parfois extraits de leur milieu d’origine pour basculer dans une autre activité professionnelle. Les entreprises qui œuvrent sur le marché éducatif ont vite compris le parti qu’ils pouvaient tirer de ces personnes. Cependant certains préférant rester dans leur corps d’origine ou tout au moins dans la même logique institutionnelle préfèrent continuer leur activité de mutualisation dans le même cadre. Parfois c’est leur institution d’origine qui les appelle. Là encore on observe différentes trajectoires, mais dans ce cas, il s’agit surtout d’une professionnalisation d’une fonction qui s’est d’abord inscrite dans un cadre bénévole.

Les pratiques dans le cadre de l’appartenance à un groupe professionnel sont donc assez diverses et montrent que sans pour autant intégrer les TIC dans la pratique de classe de nombreux enseignants l’intègrent réellement au service de leur enseignement, mais en amont de leur activité en classe.

 

2.5 Des pratiques au service de la classe et de son enseignement

L’intégration des TIC dans la pédagogie et la didactique n’est pas chose simple. Si d’un coté les moyens en place sont assez souvent considérés comme insuffisants pour une pratique pédagogique satisfaisante, la professionnalité actuelle (possible et voulue) des enseignants n’intègre que peu tant sur le plan pédagogique que didactique cette dimension si l’enseignant lui-même n’y souscrit pas volontairement. L’exemple le plus révélateur est celui des enseignants de mathématiques qui n’ont vraiment introduit l’ordinateur dans leur enseignement que lorsque celui-ci est devenu « obligatoire » pour aborder certaines notions qui auparavant se faisaient sans cet outil. On peut aussi observer ce qui se passe autour des CDI dans les collèges et les lycées pour se rendre compte que l’usage de ce lieu qui est souvent le premier lieu équipé. En effet la fréquentation reste très souvent située en dehors du temps de cours, en complément de celui-ci, et encore seulement pour les enseignants qui connaissent les potentialités du lieu. Les réactions exprimées face à de récentes réformes du lycée incitant à intégrer tant l’accès à la documentation que l’intégration des TIC par les élèves montre que l’on est encore dans une phase de démarrage.

On distingue classiquement deux type de pratiques intégrant les TIC : l’une pédagogique et l’autre didactique. Par ailleurs la question se pose de savoir en quoi ces utilisations sont pertinentes ou non en regard des objectifs visés. Dans un premier temps ce sont les pratiques pédagogiques qui ont été le plus significatives. Travaux de groupes, travaux individualisés, projets de productions etc… sont parmi les pratiques majoritaires. Dans un deuxième temps ce sont les pratiques didactiques qui prennent place. Cette distinction est cependant un peu artificielle dans de nombreux cas, mais elle est ici opératoire. Les pratiques didactiques sont en train de se multiplier depuis que les chercheurs des champs disciplinaires enseignés utilisent de plus en plus couramment les TIC. L’exemple de la géographie est à ce sujet assez remarquable en particulier pour tout ce qui concerne la lecture de paysage et le travail cartographique. Peu à peu les différents groupes disciplinaires intègrent de nouvelles dimensions, mais il est étonnant de lire assez peu de propos sur l’intégration des TIC dans la didactique dans les listes de diffusion disciplinaires.

La forme scolaire traditionnelle reste fortement ancrée dans les esprits. L’innovation dans le monde scolaire reste quelque chose de délicat et long. Les modalités d’évaluation et de contrôle des enseignements et des savoirs restent très centrées sur des méthodes n’intégrant pas les TIC. Par le fait les enseignants en particulier dans les classes d’examen hésitent à mettre en place des pratiques pédagogiques qui risqueraient de pénaliser les jeunes lors de la certification. Il est nécessaire de lier évaluation et innovation en milieu éducatif particulièrement.

 

3 – Quelques éléments significatifs de ces dernières années en matière d’intégration des TIC dans l’enseignement

Depuis 1997, date de l’impulsion pour introduire et généraliser Internet dans l’enseignement, on a pu observer comment se produisait l’intégration de cette volonté politique. Nous allons essayer de dégager certains faits qui nous paraissent devoir retenir l’attention et qui concernent la façon dont les enseignants s’approprient les TIC

 

3.1 La politique de financement

Les moyens financiers à mettre en œuvre pour intégrer les TIC doivent prendre en compte de nombreuses composantes. Malheureusement la première approche qui est observable sur le terrain est celle de l’équipement en matériel informatique, connexion réseau et Internet. Or si seule cette dimension est prise en compte on s’aperçoit rapidement et l’observation le confirme qu’il manque au moins deux aspects, l’accompagnement financier en maintenance et logiciels, les moyens du renouvellement progressif des parcs, les ressources humaines en maintenance et formation.

Beaucoup de collectivités territoriales désormais responsables des investissements TIC dans les établissements scolaires ne prennent pas en compte l’ensemble du problème. Cette attitude est à rapprocher d’un contexte plus général qui semble montrer qu’il y a une très mauvaise coordination entre les différents secteurs qui interviennent. Ainsi l’articulation entre la mise à disposition d’une cellule ressource technique et pédagogique avec l’implantation des matériels dans les établissements est souvent mauvaise. Cette absence de synchronisation pèse énormément et les chefs d’établissement se trouvent pris entre la volonté de répondre à une demande sociale très lourde et appuyée par le discours du politique et la volonté de mettre en place raisonnablement les TIC dans les établissements en essayant de mettre les équipes en projet.

Si dans les statistiques officielles (d’ailleurs très imparfaites) on déclare que 100% des lycées sont équipés, la plupart des décideurs sont incapable de dresser un état des lieux des usages. Quelques études parues sur le sujet sont d’ailleurs assez révélatrices de cela et nos observations sur le terrain le confirment. En réalité la politique de financement est avant tout une incitation à faire, mais en aucun cas une stratégie globale incluant des moyens financiers. Si dans certaines académies les articulations se font assez bien, dans d’autres les enseignants se sentent très démunis.

 

3.2 La formation des enseignants

Les acteurs de la formation des enseignants qui œuvrent dans ce secteur depuis plus de dix ans et qui ont observé les enseignants dans leur évolution face aux technologies ont  pu définir les modalités spécifiques de la formation au TIC dans un contexte d’usage pédagogique. Il est apparu qu’il était important d’articuler plusieurs modalités allant du stage classique à l’accompagnement de terrain dans l’établissement. Or on observe que le maillon institutionnel manquant est celui de l’accompagnement en établissement. En fait plus largement les modifications qui sont en trains d’apparaître du fait des pratiques actuelles montrent que lentement se met en place une stratégie de réseau humain qui articule les compétences locales, institutionnalisées ou non, et des ressources externes soit sous forme de stage traditionnel mais de plus en plus sous forme d’accompagnement à distance. La multiplication des « communautés délocalisées d’enseignants » est très importante et les contenus des ressources qui se partagent, souvent en dehors des circuits traditionnels, montrent que nous avons affaire à un nouveau modèle formatif qui est pour l’instant très informel mais qui est en train d’évoluer, en particulier du fait des efforts importants dans la réflexion et l’expérimentation des formations ouvertes et à distance (FOAD).

Pour l’instant on peut considérer que la formation des enseignants n’a pas encore pris en compte la réalité de ces pratiques, mais qu’une impulsion commence à voir le jour. Elle est principalement le fait des associations qui sont en train de se constituer, l’exemple de l’association des professeurs de technologie en étant assez typique.

Les initiatives au niveau des ministères et des académies ne sont pas absentes, mais elles souffrent actuellement de leur distance avec le terrain. Elles sont perçues très diversement par les enseignants qui parfois y voient soit une parole officielle, soit une surveillance. Le CNDP pour sa part tente d’accompagner assez largement ce mouvement, mais sa position institutionnelle ne facilite pas toujours le travail des acteurs qui parfois œuvrent aussi bien en son sein qu’en dehors.

La formation des enseignants est en train d’évoluer, nous venons de le montrer. Cependant les modèles nouveaux vont demander plusieurs années pour être validés aussi bien auprès des décideurs que des acteurs. Jusqu’à présent on peut noter que la période pionnière est en train de se terminer et que les acteurs sont en train de se resituer. Au sein des IUFM les choses évoluent et les débats sur la formation des enseignants sont en train de montrer que la formation technique qui a été dominante ne suffit plus. La poussée du pédagogique et du didactique oblige les formateurs aussi bien spécialisés TICE (à définir ?) que didactique doivent remettre à plat leur métier : peut-on imaginer des formation TIC sans un contexte pédagogique et peut-on former en didactique sans intégrer la dimension TIC ?

 

 3.3 La place des pionniers et les innovateurs dans le système éducatif

Comme nous venons de le dire la place des pionniers est extrêmement importante dans de telles mutations. De nombreux spécialistes de l’innovation montrent que leur rôle est incontournable, mais qu’il faut parvenir à le diriger de façon à ce qu’elle ne devienne pas un moyen pour l’acteur pionnier de s’isoler de la communauté en créant son territoire.

Les hésitations des pouvoirs sur cette question montrent bien que la chose est très délicate : vaut-il mieux développer largement ou créer des îlots ? L’observation de terrain montre que rien n’a été tranché. D’une part on a essayé d’équiper partout les établissements, d’autre part on a laissé le champ libre aux utilisateurs, ce qui, inévitablement, a amené un certain nombre de « pionniers » à s’emparer de cet espace d’initiative. La mise en place de structures pour relayer l’innovation semble apparemment un bon moyen de ne pas laisser les pionniers seuls. Toutefois, avec la mise en réseau liée à Internet, une partie des acteurs est devenue en partie incontrôlable.  Les hésitations que l’on peut constater montre que la situation est assez délicate. Si l’on veut privilégier la responsabilité des acteurs et en même temps assurer une cohérence d’ensemble il faut absolument créer des passerelles entre l’innovation et le politique. Le schéma le plus simple est celui qui consiste à encadrer les initiatives dans des lieux identifiés pour en tirer le bénéfice et en garder le contrôle. En effet les initiatives pionnières en TIC comme en pédagogie se divisent en deux grandes catégories : la première est l’œuvre à court terme de ceux qui découvrant une nouvelle technologie s’en empare avec une force très importante et veulent voir sa diffusion rapide. Celle-ci s’épuise en général assez vite et laisse de nombreuses frustrations chez les acteurs qui voient dans le système une machine trop lourde. La deuxième catégorie est celle qui regroupe les militants qui inscrivent leur pratique dans un projet plus large, parce qu’articulant par exemple pédagogie et TIC et situé dans la durée c’est à dire ayant une certaine pérennité.

La question des « militants » de l’innovation s’inscrit davantage dans une politique globale des ressources humaines. Malheureusement, suivant le système de gestion des carrières auquel on se réfère, on s’aperçoit que la souplesse est rarement adaptée à ces évolutions. C’est en général en bordure de l’institution que ces militants vont donc continuer d’opérer si on peut leur en laisser la possibilité.

Au cours des quatre dernières années on a bien senti que le système éducatif s’est énormément méfié des nouveaux enthousiastes et qu’il a joué l’attentisme. Cette politique a permis de voir émerger des initiatives dont il va revenir à l’institution de les pérenniser tout en leur gardant leur caractère innovant. Toutefois un nouvel acteur a pris une place plus importante que prévue : le marché de l’éducation. Dans un contexte social un peu particulier les industriels de l’éducation ont bien senti, en lien avec les industries des technologies de l’information et de la communication, qu’il était possible de contourner l’institution d’état en proposant des solutions basées sur le marché et ils se sont tournés vers de nombreuses personnes enthousiastes nouvellement arrivés dans ce champ. Ce nouvel acteur pose un défi aussi bien aux militants qu’aux politiques dans la mesure où il dispose de moyens très importants et probablement incontrôlables. Cependant comme ce nouvel acteur travaille souvent dans le court terme et qu’il a avant tout des obligations de résultats financiers, on sent qu’il est entrain d’opérer une mutation vers des marchés solvables. Après avoir abordé la famille, il se tourne aussi davantage vers l’enseignement et la formation hors système scolaire. Un certain nombre d’acteurs très impliqués se sont lancés (il suffit de voir l’évolution actuelle du marché de l’enseignement à distance pour le mesurer) et ils essaient ainsi d’ouvrir de nouveaux chantiers que les pionniers prendront peut-être à leur compte.

Dans le cadre du système éducatif traditionnel on observe une phase de stabilisation des initiatives. Le passage vers une lente banalisation est en train de se faire, le temps que les discours velléitaires s’estompent et que les arguments de fonds soient vraiment évalués.

4 – Quelle nouvelle culture enseignante en cours de construction pour quelle formation ?

A partir de nos observations, on peut émettre l’hypothèse que la culture des enseignants est en train d’évoluer du fait du développement des TIC. Afin de permettre un débat et un approfondissement dans de prochains travaux de recherche, nous allons affiner à partir de cette hypothèse générale un ensemble de points qui pourraient eux aussi constituer des hypothèses de recherche. Ensuite nous essaierons de comprendre comment la formation peut évoluer pour répondre à cette nouvelle culture.

 

4.1 Une nouvelle culture

Un ensemble de travaux récemment parus montrent que pour les jeunes, les TIC appartiennent principalement au monde des loisirs, mais qu’elles rendent de bons services pour l’activité scolaire. Ainsi on pourrait penser que dans un terme proche, l’ordinateur et Internet subiraient le même sort que l’audiovisuel à la fin des années 70. C’est oublier que plus généralement un travail souterrain est engagé dans la société et que les enseignants, dans leurs pratiques personnelles en particulier, ont pris en compte cette dimension. Même si les chiffres sont moins spectaculaires en France que dans des pays du Nord de l’Europe ou au Québec, on note que le mouvement est amorcé, mais qu’il évolue plus lentement que certains ne l’espéraient.

La première dimension qui apparaît dans ce tableau c’est l’appropriation personnelle comme modalité principale d’intégration. En d’autres termes il s’agit avant tout d’un changement d’ordre culturel qui par la suite rejaillira sur l’ordre scolaire. L’erreur a probablement été de penser qu’il fallait aller directement et seulement agir sur le scolaire. En fait les pratiques professionnelles montrent bien qu’il y a un espace totalement étranger à l’administration scolaire qui est le travail à la maison des enseignants. Cette boite noire est en fait le creuset de cette nouvelle culture qui est en train de se constituer. Dans ces pratiques personnelles se fabriquent en premier lieu une mise en confiance et une prise de conscience. A la différence d’un savoir diffusé sur papier, l’informatique introduit une nouvelle relation aux objets au travers de l’écran. De plus la manipulation de cet écran est régit par des règles que l’enseignant souhaite dominer personnellement. C’est pourquoi ce passage est indispensable.

La deuxième dimension de cette évolution culturelle c’est l’ouverture. Internet après avoir fait peur se banalise. Pour ceux qui découvrent progressivement le potentiel disponible cela représente un nouvelle fenêtre ouverte sur un univers jusqu’à présent inaccessible aussi bien pour soi que pour sa pratique en classe. Les enseignants sont en train progressivement de reconstruire leur rapport au temps et à l’espace. Les référents sont en train de changer et il est fort probable que cela va modifier des pratiques pédagogiques dans les années à venir par ce fait même. La désynchronisation de l’acte d’enseigner est en train de se produire lentement.

La troisième dimension de cette évolution culturelle concerne la communication. L’enseignant appartient désormais à un réseau communiquant. Si jusqu’à présent les canaux de la communication étaient institutionnels ou commerciaux, ils éclatent dès que l’enseignant aborde les contenus sur Internet. Certes pour l’instant plus spectateur qu’acteur, l’incitation à appartenir à des communautés est très forte. Le poids de la culture solitaire semble se lever progressivement. Certes les choses vont lentement et nos expérimentations menées cette année ont montré que l’attente de sollicitations est très importante pour entrer en communication. L’enseignant ne va pas encore de lui-même poser une question sur un forum ou par messagerie électronique. On note qu’en fait derrière ces pratiques qui se mettent lentement en place ce n’est pas seulement une culture de la communication qui est en jeu mais en réalité une culture de l’apprentissage.

La quatrième dimension qui semble essentielle et qui permettra de bâtir de nouvelles pistes pour les formations à venir est celle de l’autoformation. Dans ce terme ne voyons pas la personne isolée qui apprend avec les seules ressources à distance. Voyons-y davantage ce qui est inscrit déjà, mais secrètement dans la pratique des enseignants, c’est à dire cette envie de « récupérer » pour soi une information pour améliorer son bricolage. Si jadis on osait à peine échanger ses préparations de cours dans la salle des professeurs, il devient de plus en plus aisé de dialoguer sur sa pratique au travers de travaux mis à disposition sur Internet à partir desquels on peut soi-même apporter sa propre touche. Cependant cette culture de l’autoformation a été enfouie dans l’inconscient car elle soulève aussi la question de l’utilité de l’enseignant. Si l’élève a aussi cette capacité d’autoformation ne serait-il pas fondé à refuser l’enseignement traditionnel ? Cette sourde inquiétude agitée d’ailleurs par de nombreux zélateurs des nouvelles technologies n’a trompé personne mais a généré une méfiance profonde, c’est pourquoi l’évolution qui se fait semble si lente.

 

4.2 Quelle formation dans un tel contexte ?

Comme nous avons pu le montrer plus haut, la question de la formation des enseignants doit s’envisager dans la complexité et non pas sous le seul angle organisationnel. La souplesse est le maître mot qui doit accompagner tout dispositif nouveau. Cette souplesse ou flexibilité dans le langage de la sociologie des organisations, peut aussi se voir sous l’angle de la proximité et de l’adaptabilité.

Les expériences que nous avons pu observer en formation initiale et continue des enseignants et qui s’appuyaient sur des moyens à distance nous ont montré que l’évolution se trouvait dans une nouvelle définition du territoire de la formation. En fait, on pourrait même dire qu’il s’agirait de ne plus donner de limite ni dans l’espace ni dans le temps entre ce qui est de la formation et ce qui ne l’est pas. Le « management des connaissance » obtient un certain succès dans le monde de l’entreprise. Dans le monde de l’enseignement il faudrait probablement parler davantage de co-management des connaissances pour définir ce que serait la formation des enseignants à avenir. Cela veut dire qu’il est de plus en plus nécessaire d’impliquer les enseignants eux-mêmes dans leur formation. D’ailleurs les communautés que l’on peut observer sur Internet montrent que le modèle fonctionne, mais il n’est pas encore valorisé dans le système actuel. 

En fait les fonctions  formations vont devoir se développer au sein même de l’établissement, non pas pour que celle-ci soit faite seulement avec les ressources locales ce qui serait dangereux, mais pour que la formation soit une préoccupation inscrite dans le quotidien de l’organisation scolaire. La mise en route d’un dispositif de formation n’est pas un moyen de se « reposer » comme on peut parfois l’entendre lorsque l’enseignant part quelques jours faire un stage. C’est désormais un processus qui s’articule sur des pratiques personnelles. Le terme d’accompagnement est assez fréquemment employé pour que nous ne soyons pas méfiant quant à son usage, mais nous pensons qu’il faudra envisager une dimension que nous nommons d’accompagnement formatif des enseignants qui se traduirait par un dispositif qui serait centré sur la trajectoire de l’enseignant et non pas sur la seule offre de formation.

Il est certain que les modalités actuelles vont être rapidement obsolètes si de tels dispositifs se développent. Les ressources se mettent pour l’instant en place dans un cadre flou, elles sont en phase de maturation.

 

 

5 Conclusion

 

On voit actuellement se développer une grande activité des enseignants sur Internet : listes de diffusion, sites web personnels, bulletins enligne, communautés diverses. Les stages de formation aux TICE sont en train d’évoluer d’une formation technique de base vers une véritable formation pédagogique. Toutefois désormais cette formation ne se fait pas seulement en direction du seul acte d’enseignement dans la classe mais elle s’oriente aussi vers ce qui touche à l’identité professionnelle des enseignants. La préparation du cours, la relation avec les collègues, l’échange d’outils, le débat sur la pratique font partie des demandes qui se développent. Au-delà de la technologie qui a trop longtemps été première, les enseignants sont en train d’entrer dans une évolution culturelle. Après les politiques ou les journalistes, les enseignants, passeurs ou médiateurs dans nos sociétés, sont désormais conscients de leur rôle dans cette évolution même s’ils sont loin d’en comprendre tous les enjeux, qui d’ailleurs sont encore relativement inconnus.  

Dès à présent former les enseignants doit prendre en compte cette nouvelle réalité. Même si pour l’instant ces éléments sont très épars et peu facile à organiser, ils sont présents, sous jacents et invitent à repenser la profession dans les années à venir

 

Bruno Devauchelle

Formateur Chercheur

Cepec

 

Bibliographie

 

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